Dossier : Le crépuscule des apps

Comment le "vibe coding" transforme notre rapport au logiciel

La fin d'une ère

Pour beaucoup d'utilisateurs, la quantité astronomique d'applications sur un téléphone réduit maintenant à utiliser la fonction de recherche plutôt qu'à feuilleter les innombrables écrans saturés d'icônes. On pourrait penser que cette prolifération d'applications explose maintenant que le code s'automatise, mais poussons le raisonnement un peu plus loin.

L'IA révolutionne le développement

L'automatisation a toujours été la quête sacrée du développement, mais l'IA lui a fait franchir un cap décisif. Plus de 25% du code chez Google est maintenant écrit par IA, et ce n'est qu'un début confirme son CEO. Selon le Wall Street Journal, les développeurs passent désormais entre 25% et 37% de leur temps à collaborer avec des outils d'IA, multipliant leur productivité par deux ou trois. Le travail change fondamentalement - moins de codage répétitif, plus de conception architecturale et d'analyse.

Programmation conversationnelle

Mais si les géants technologiques se métamorphosent, qu'en est-il de l'individu? Comment le commun des mortels peut-il exploiter cette nouvelle puissance créatrice? Pour saisir l'ampleur de ces nouveaux superpouvoirs, rien de tel qu'un exercice pratique en quatre étapes élémentaires:

1. Demandez à votre chatbot de vous créer du HTML pour un site lambda (ex: "Donne-moi le HTML d'un site très simple pour un magasin de bandes dessinées")

2. Copiez sa réponse dans un fichier texte sans vous soucier de comprendre le code
3. Renommez ce fichier en changeant l'extension .txt en .html

4. Cliquez sur le fichier et admirez: votre navigateur vient d'afficher votre première création web

C'est le développement assisté par IA dans sa forme la plus rudimentaire. Nombre d'entre nous purent ainsi coder des outils fonctionnels en 2022-2023 en faisant de tels va-et-vient entre ChatGPT et un éditeur. Cette pratique ne dispensait pas d'avoir quelques bases techniques, mais la révolution était là : le seuil d'accès venait de s'effondrer.

L'évolution des outils

Peu à peu, l'IA a pris place à l'intérieur même des environnements de développement. En mars 2023, quatre anciens du MIT lançaient Cursor, un IDE (Integrated Development Environment) conçu pour le "vibe coding" - coder "à la vibe", dans un flux conversationnel. Deux innovations majeures :

  • La connaissance du codebase, c'est-à-dire du corpus de données fournies. L'outil peut raisonner sur votre code existant mais aussi sur d'autres données personnelles - documentation, notes, concepts...

  • Son mode Composer, lui permettant de modifier tous fichiers et prendre toutes sortes d'actions sous vos ordres de façon quasi autonome.

Cursor. À gauche, nos dossiers ; à droite, l’IA décrit ses actions.

De telles fonctionnalités révolutionnent le développement, et peuvent sans problème servir à d'autres formes de création (comme l'édition d'une newsletter par exemple). Face à cette révolution, OpenAI a très vite des vues sure la petite startup, mais c'est finalement Windsurf, concurrent direct, qui fut racheté cette semaine pour la coquette somme de 3 milliards de dollars.

Les géants technologiques accélèrent leur transformation. Cette semaine encore, Apple s'allie avec Anthropic pour transformer Xcode en plateforme assistée par IA, tentant de rattraper son retard tout en maintenant le contrôle de son écosystème. Mais la révolution ne se limite pas au développement. Un mouvement inverse émerge : celui du design vers le code. Figma vient de dévoiler l'intégration de l'IA pour transformer designs en prototypes fonctionnels, tandis que Canva annonce des fonctionnalités similaires.

L'intégration de l'IA dans le développement prend d'autres formes encore : Claude Code (Anthropic), OpenAI Codex, ou des assistants comme Aider s'intégrant directement dans le terminal. D'autres services comme Bolt ne proposent plus qu'une fenêtre de chat. Car si l'IA écrit tout, avons-nous encore besoin d'interfaces utilisateur complexes? Il suffit de briefer l'outil et d'aller se faire un café.

Un avertissement s'impose toutefois. Votre pratique reste conditionnée par trois facteurs : la qualité des modèles d'IA, vos compétences en prompt engineering, et vos connaissances en architecture logicielle. C'est un partenariat créatif, non un renoncement à votre jugement.

La parole créatrice

Néanmoins, nous approchons à grande vitesse d'un monde où chacun pourra soit concevoir visuellement, soit simplement décrire l'outil dont il a besoin. L'ère des applications monolithiques touche à sa fin. À sa place émerge un paradigme fluide où chaque besoin engendre son propre outil, créé instantanément, utilisé temporairement, puis dissout dans le flux numérique.

Le "vibe coding" n'est pas qu'une nouvelle méthode de développement. C'est l'avant-garde d'une transformation fondamentale de notre rapport au logiciel. Si l'application était l'unité de base de l'ère mobile, l'intention devient celle de l'ère de l'IA. Le code n'est plus écrit pour être distribué massivement mais généré à la demande, exactement calibré pour la tâche et l'utilisateur.

Dans ce futur proche, les frontières entre développeur et utilisateur s'estompent. La question n'est plus "quelle app utiliser?" mais "que veux-tu accomplir?". L'interface n'est plus un écran tactile mais une conversation.

Ce nouveau rapport entre langage et création n'est pas sans rappeler la conception sumérienne des Me — ces décrets divins qui structuraient l'ordre du monde. Aujourd'hui, nous renouons avec cette magie primordiale : dire, c'est désormais coder. Nous formulons notre intention, et l'outil surgit, comme si notre parole avait retrouvé son pouvoir démiurgique.

Le crépuscule des apps n'annonce pas leur disparition mais leur transformation en constellation de possibilités générées à la demande - moins d'icônes sur nos écrans, plus de puissance dans nos mots.

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