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Un geste déplacé
Sur la disparition du temps intérieur

Créer, ce n'est pas simplement obtenir un résultat. Ce n'est pas aligner des formes convaincantes ni produire du contenu fluide. Créer, c'est d'abord traverser quelque chose. Un doute, un vide, une intention imprécise. C'est faire le chemin qui mène d'une idée floue à une forme qui tient debout.
L'intelligence artificielle, aujourd'hui, nous propose un raccourci. Elle offre la forme sans la main, le résultat sans la genèse. En quelques mots bien tournés, elle exécute une intention esthétique, ou plutôt : la devance. Là où l'artiste peinait, doutait, reprenait, elle exécute, propose, accélère.
Ce raccourci peut libérer. Il peut désinhiber. Il donne à celles et ceux qui ont une idée mais pas les mains, une chance de s'exprimer. Pour certains, c'est un déclencheur. Pour d'autres, une émancipation légitime.
Mais il faut bien voir ce que ce raccourci efface : le temps de la fabrication, le regard qu'on porte sur ce qu'on est en train de faire, le travail intérieur. L'échec aussi. L'accident. Ce qui résiste. Ce temps-là n'est pas un luxe. C'est le cœur du processus. C'est là que se forme le style, la pensée, le choix.
Une œuvre, c'est rarement ce qu'on voulait faire au départ. C'est ce qu'on découvre en la faisant. Et c'est ce que l'IA ne connaît pas. Elle ne cherche pas. Elle répond. Elle ne doute pas. Elle synthétise. Elle n'habite pas le silence entre deux essais. Elle le court-circuite.
Créer, c'est manipuler, pas simplement restituer. C'est laisser une empreinte, une tension, un doute visible dans la matière.
L'IA ingère et restitue. Ce qu'elle produit est fluide, plausible, séduisant, mais sans mémoire ni trouble. Une esthétique qui simule le style, sans jamais en porter le poids ni en assumer l'ambiguïté.
Depuis toujours, la création s'appuie sur l'existant. Mais entre l'hommage et la paresse, où trace-t-on la ligne ? Même un groupe aussi créatif que Daft Punk peut interroger : Robot Rock reprend Breakwater presque à l'identique. Efficace, assumé, mais troublant.
À l'inverse, DJ Premier, Havoc, Madlib ou Alchemist ont aussi samplé l'existant, mais le manipulant comme on travaille la terre. Ils découpaient, assemblaient, détournaient. Ce qu'ils créaient portait une signature. Il y avait un geste.
Et c'est peut-être pour cela que revient un goût de l'analogique. Un vinyle à retourner. Une pellicule à attendre. Une cassette à rembobiner. Des outils imparfaits, donc exigeants. Ils forcent à ralentir. A se concentrer. A considérer. Les aberrations, le souffle, la lumière incertaine deviennent des signes. Quelqu'un était là.
Si l'IA est utilisée comme un outil, non pas comme un distributeur automatique, mais comme matière brute, comme bloc à sculpter, alors elle devient puissante. Elle devient un atelier personnel, une forge mentale. Elle sert la vision, elle ne la remplace pas.
Un bon artiste saura s'en servir pour aller plus loin, pas pour aller plus vite. Il saura ce qu'il cherche. Il corrigera, transformera, détournera. Il injectera de la tension là où l'IA propose de la cohérence. Il fera apparaître quelque chose que la machine, seule, n'aurait jamais su inventer.
Parce que créer n'est pas forcément publier. Créer, c'est parfois faire pour soi. Pour le plaisir de faire. Essayer. Réessayer. Rater. Laisser. Reprendre. Il y a des œuvres qui ne s'adressent à personne, et c'est très bien. Elles valent parce qu'elles ont été faites. Parce qu'elles ont aidé à penser, ou à se traverser soi-même. C'est là que la création devient catharsis. Parfois même thérapie. Ce que l'IA ne connaît pas, ce n'est pas le style. C'est le besoin de faire. Ce chemin intime, nécessité intérieure, que l'IA ne peut ni comprendre ni satisfaire.
Ce qui fera bientôt la différence, ce ne sera pas la beauté d'une image, ni l'efficacité d'un texte. Ce sera la trace du geste.
C'est là que réside la valeur ajoutée : dans le regard humain posé sur une matière non humaine, dans l'intention qui dévie le modèle, dans le refus du premier rendu. Et surtout, dans le temps que l'artiste prend, même avec un outil qui va vite.
L'IA est une promesse, pas une signature. Une puissance, pas un résultat. Le geste reste humain. L'intention aussi. Et ce qui donnera de la valeur à l'œuvre, demain comme hier, ce n'est pas qu'elle ait été générée. C'est qu'elle ait été regardée. Corrigée. Aimée. Retouchée. Habitée par quelqu'un.
C'est peut-être là que renaîtra l'auteur. Non plus celui qui sait faire. Mais celui qui ose ralentir.
✒️ Joe Elhaik, alias DJ Shao est réalisateur et directeur de la création de Une Autre Île. Anciennement street artist et DJ du groupe culte Les Sages Poètes de la Rue, il a mené toute sa carrière à la croisée des formes.

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